Nativité

Nativité

Translate

samedi 5 septembre 2015

L’aveuglement dramatique des théologiens orthodoxes en Occident sur la Russie. Réponse à la lettre de Fr. Alexander F. C. Webster, James George Jatras, and Fr. Victor Potapov


par Antoine Arjakovsky,
auteur de Russie-Ukraine de la guerre à la paix ?, Paris, Parole et Silence, 2014 


La lettre ouverte de trois chrétiens orthodoxes américains publiée le 3 septembre 2015 [2] reprochant au très honorable professeur catholique américain George Weigel « d’avoir insulté l’Eglise russe » est symptomatique du malaise croissant au sein de l’Eglise Orthodoxe tant en Russie que parmi certains de ses représentants dans le monde occidental. G. Weigel n’avait fait en effet que dénoncer l’agression russe en Crimée, à la suite de la quasi-totalité des pays des Nations Unies à l’exception seulement de dix pays, et défendre l’Eglise grecque catholique contre les accusations systématiques et non fondées du patriarcat de Moscou à son endroit.[3] Deux prêtres et un laïc orthodoxes, expliquant avoir été blessés par les paroles de vérité du théologien catholique, ont choisi de publier un texte argumenté faisant état des raisons pour lesquelles ils continuent pour leur part à soutenir le patriarche Kirill de Moscou.
Mais ils écrivent cette lettre en sachant bien que, au-delà des analyses brillantes de G. Weigel,[4] le monde entier assiste aujourd’hui avec stupeur à l’effondrement moral du patriarcat de Moscou et à la fin du mythe du renouveau de l’Eglise russe auquel tant de personnes sincères ont voulu croire après 1991.[5] Chacun en effet aujourd’hui comprend bien, qu’il soit chrétien ou non, qu’une Eglise chrétienne qui bénit une guerre offensive et qui soutient l’annexion du territoire d’un Etat voisin est en profonde contradiction avec le message de paix de son fondateur.[6] C’est pourquoi je ne crois pas que le geste de nos auteurs de publier une lettre ouverte au professeur Weigel doive être compris comme un acte de propagande. Les images célèbres du patriarche Kirill bénissant une usine d’armement militaire en Sibérie ou de l’évêque de Volgodonsk bénissant à la frontière ukrainienne des bombardiers russes ne peuvent pas ne pas être connues par les auteurs de cette lettre.[7]
Je choisis plutôt de comprendre cette lettre comme un appel à l’aide.[8] Leurs questions souterraines, non formulées, douloureuses, et donc polémiques, sont les suivantes : Comment se fait-il que l’Eglise orthodoxe russe, l’Eglise de saint Wladimir et de saint Séraphin de Sarov, soit si malade ? Est-ce que la sainte Eglise orthodoxe peut se tromper ? Ne serait-ce pas plutôt l’Occident qui est tombé sur la tête ? Mais alors pourquoi les comptes-rendus de la presse occidentale sur l’idéologie de croisade du « monde russe » du patriarche Kirill sont-ils si pénibles à entendre ? Et comment comprendre les déclarations du gouvernement russe accusant l’administration américaine d’être responsable du changement de gouvernement à Kiev alors que chacun sait, au moins aux Etats-Unis, que l’Ukraine est loin d’être la priorité géo-stratégique de la Maison Blanche et qu’il n’y a aucun intérêt commercial pour l’Union européenne à privilégier l’Ukraine à la Russie?
La lettre pose donc trois questions de fond, qu’il s’agit de prendre au sérieux, l’une théologico-politique, l’autre historique, la dernière enfin médiatique.

1)    La question théologico-politique
Premièrement comment se fait-il, demandent sommairement nos trois auteurs, que notre Eglise, qui depuis le IVe siècle a fondé sa théologie politique sur une relation symphonique entre l’Etat et l’Eglise, se retrouve aujourd’hui dans une situation aussi dramatique ? Les informations ne manquent pas en effet sur l’état de déliquescence de l’Eglise orthodoxe en Russie. Il suffit de regarder le film Leviathan du réalisateur Zviaguintsev pour s’en convaincre. Dans ce film le réalisateur montre que le partage du pouvoir entre le gouverneur d’une région et l’évêque local fondé sur la dite « séparation » entre le royaume de Dieu et le royaume de César est équilibrée de façon « orthodoxe » par la dite « symphonie » entre les pouvoirs temporels et spirituels. Celle-ci aboutit en réalité à ce que le gouverneur reçoive carte blanche pour gérer de façon la plus malhonnête possible les affaires de sa région tandis que l’évêque reçoit quantité de privilèges et d’avantages matériels en contrepartie de son silence.[9]
Nos auteurs posent indirectement la question suivante : Se peut-il que les pères de l’Eglise d’Orient se soient trompés au sujet de la symphonie comme modèle idéal de relations entre l’Eglise et l’Etat? A cette question de fond ils ajoutent une question toute aussi fondamentale : Se peut-il que les chrétiens d’Occident se sentent à l’aise avec le modèle de sécularisation qui prévaut aux Etats-Unis depuis deux siècles ? Deux questions simples auxquelles on ne peut répondre aussi simplement malheureusement en quelques lignes. On se limitera à recommander à nos auteurs de lire des auteurs orthodoxes tels que George Fédotov ou le père Alexander Schmemann.[10] Ces auteurs en effet ont pris acte du fait que le césaro-papisme s’était effondré en 1917. Ils ont pu parvenir à cette prise de conscience parce que pour eux l’Eglise est un corps divino-humain, fait d’histoire et d’éternité, et donc dynamique. Selon Alexandre Schmemann le modèle symphonique de Théodose, puis de Justinien, s’il a pu apporter un progrès par rapport à la période des persécutions, ne peut être baptisé éternellement comme chrétien. L’Eglise en effet a très tôt été manipulée par les empereurs. Or l’Eglise tend vers le Royaume de Dieu sur la terre. Elle ne peut certes se limiter à une cloison étanche entre le temporel et le spirituel, mais elle ne peut également accepter de transformer ce qui constitue la corporéité du Christ sur la terre en outil de propagande d’un Etat asservissant ses concitoyens, qu’il soit tsariste ou néo-bolchévique.
Ce n’est pas parce que les démocraties en Occident, pour avoir séparé autrefois de façon trop radicale le saeculum de la puissance divine, perdent aujourd’hui leur sève spirituelle[11] qu’il faut nécessairement retomber dans l’hérésie monophysite qui consiste à ne voir qu’une seule nature divine en Jésus Christ. Il s’agit donc d’approfondir la doctrine sociale de l’Eglise orthodoxe (qui a reconnu pour la première fois dans l’histoire de l’Eglise russe en 2000 la primauté de la liberté de conscience sur les lois de l’Etat) en pensant de façon antinomique et eschatologique à un modèle de relation entre l’Eglise et l’Etat qui ne soit plus « symphonique » (puisque cette symphonie n’a jamais réellement fonctionné et qu’elle a surtout abouti à l’asservissement de l’Eglise) mais qui soit « analogique ».
L’Eglise en effet, dans la tradition liturgique orthodoxe, est le Buisson ardent, l’Epouse de l’Agneau. Dans la tradition chrétienne orthodoxe primitive, le modèle de relation nuptial entre le Christ et l’Eglise doit fonder la vie sociale à tous ses échelons, depuis la cellule familiale jusqu'à l’échelon du droit international en passant par l’Etat nation. L’Eglise doit privilégier avant tout sa liberté pour aimer et faire advenir le Royaume. Mais le Royaume de Dieu sur la terre, qui est le projet chrétien par excellence puisqu’il a été enseigné par le Christ à ses disciples dans la prière du Notre Père, ne pourra se réaliser qu’avec une chrétienté réconciliée capable de montrer les synthèses possibles entre le génie régulateur de Pierre, le sens de la liberté de Jacques et la vision mystique du Royaume de Jean. C’est ce qu’ont affirmé avec vigueur les plus grands penseurs russes orthodoxes de Vladimir Soloviev au père Serge Boulgakov.

2)    La question historique

La deuxième question que posent nos auteurs est historique. Pour résumer brièvement leur propos ceux-ci défendent le récit mythologique du « monde russe » défendu depuis de nombreuses années par le patriarche Kirill par le seul fait que l’Etat russe contemporain a reçu sa foi orthodoxe et donc son fondement moral par une chaîne de personnalités qui remontent jusqu’au baptême de Vladimir à Chersonnèse en Crimée. A partir de ce récit ils ne peuvent définir l’agression russe en Crimée et en Ukraine comme une véritable guerre puisque dans leur esprit la Crimée est une terre « russyne » et donc russe tandis que l’Ukraine n’est qu’un « pays de frontières » qui n’a pas vraiment d’identité. Bien plus ils soutiennent le projet de l’Eglise russe d’une « nouvelle évangélisation des terres historiques de la Rus’ de Kiev ».
J’ai montré dans un livre récent que cette approche était mythique en ce sens qu’elle fondait l’identité continue d’une nation sur un mythe collectif – le baptême de Vladimir - capable de fonder la conscience d’une nation mais qu’elle ne prenait pas compte les évolutions des mémoires et donc, au bout d’un certain temps, des ruptures possibles dans l’histoire des nations. Il est donc nécessaire de démêler le vrai du faux dans les mémoires collectives pour aboutir à un authentique discours mytho-logique, qui ne nie pas la puissance de la transcendance dans l’identité d’une nation, mais qui ne nie pas non plus le souffle de l’Esprit dans la transformation d’un peuple en plusieurs nations. La France, l’Italie et l’Allemagne par exemple sont des héritières du même saint Empire carolingien, et leur histoire s’est fondée sur cet héritage. Mais indiscutablement, et sans qu’elles ne purent l’admettre aisément, trois nations distinctes se sont constituées progressivement entre le XIVe et le XXe siècle à partir de trois interprétations distinctes de cet héritage impérial.
Pour résumer en quelques lignes ma thèse les nations russe, ukrainienne et biélorusse se sont constituées à l’époque moderne (XIVe-XVIIIe siècles) après que les invasions tataro-mongole et lituano-polonaise du XIIIe-XIVe siècles aient coupé leurs territoires en trois. Chacune de ces nations ont gardé le souvenir de leur appartenance à la Rus’ de Kiev, et donc à la grande famille européenne des peuples christianisés, mais les mémoires collectives des trois peuples ont interprété de façon différentes la nature de leurs origines et leurs missions respectives.
Chacun sait que la notion même « d’Etat russe » n’apparaît qu’au XVIIe siècle sous Pierre le Grand comme tentative de revigorer une identité moscovite devenue tyrannique et maladive. Avant n’existait que la Moscovie. De même l’Ukraine comme nation n’apparaît à proprement parler qu’au XVIIe siècle avec l’avènement de la chevalerie cosaque dans la Rus’ du sud hostile à la conquête polonaise. L’exemple le plus évident de cette divergence d’interprétation du même fondement baptismal de ces deux nations émergentes se trouve dans la réception contradictoire du concile de Florence à Moscou et à Kiev dans les années 1440. Comme l’a montré l’historien russe Basile Lourié le grand prince de Moscou Vassili II considérait dans les années 1439-1448 que la priorité de l’Eglise de Moscovie, pour être fidèle à son baptême, était de devenir autocéphale, indépendante de Byzance.[12] Le grand prince a donc privé en mars 1441 Isidore, son délégué au concile de Florence, de son titre de métropolite après que celui-ci ait signé l’union avec l’Eglise de Rome en même temps que la quasi-totalité des évêques orthodoxes de son temps. En 1511 le moine Philothée de Pskov, tirant les conséquences de la Chute de Byzance en 1453, approfondira encore l’isolement de l’Eglise moscovite en proposant au prince Vassili III le projet de « Moscou, 3e Rome ».
En revanche, comme le raconte l’historien ukrainien Mykola Tchubaty, les Eglises orthodoxes de Kiev et de Smolensk réagirent différemment. En décembre 1440-février 1441 ces Eglises reçurent le métropolite Isidore de retour de Florence de façon triomphale.[13]  Pour eux en effet la fidélité au baptême de Vladimir signifiait avant tout l’appartenance à l’Eglise des saints Cyrille et Méthode, c’est-à-dire à une Eglise pour qui l’unité dans le credo de Nicée Constantinople était plus fondamentale que la question, certes importante, de l’autocéphalie ecclésiale.
L’Eglise Orthodoxe russe a cherché par la suite (et jusqu’à aujourd’hui à l’exception de quelques penseurs comme Serge Boulgakov ou Olivier Clément) à dévaluer le concile de Florence en expliquant qu’il ne s’agissait pas d’un vrai concile œcuménique. Après le livre de Joseph Gill sur le concile de Florence une telle assertion n’est plus recevable par les historiens sérieux.[14] Tous les témoignages historiques révèlent en effet qu’il y eut un consensus profond et sincère de la quasi-totalité des théologiens d’Orient et d’Occident présent à Florence, et qu’il dura sur les terres de la Rus’ de Kiev au moins jusqu’en 1596. Le résultat de cet aveuglement de Moscou fut que les Eglises grecques catholiques, qui sont les héritières de ces Eglises orthodoxes réconciliées à Rome, ont été brutalement dissoutes par le tsar Nicolas 1er en Biélorussie en 1839 puis par Staline en Ukraine en 1946. Mais le renouveau éclatant de ces Eglises depuis la chute du communisme en 1991 témoigne de la vérité profonde et persistante d’un contre-modèle au projet de « Moscou, 3e Rome », à savoir le modèle sapientiel d’une Eglise appelée à refléter non pas seulement l’unité personnelle de Dieu mais également la conciliarité de la vie intra-trinitaire. Dans un tel modèle, que je définirais à la suite du métropolite Mohyla et du métropolite Philarète de Moscou de « catholique-orthodoxe », l’Eglise locale ne peut reposer sur le projet orgueilleux d’une « sainte Russie » comprise selon les époques comme « deus ex machina » ou « troisième internationale ». Elle ne peut s’épanouir que dans un processus dynamique et théanthropique d’amour et de reconnaissance réciproque entre Eglises locales.
L’Ukraine dispose donc bien d’une identité qui lui est propre et il est urgent que les théologiens orthodoxes russes en prennent conscience à la suite du regretté professeur Georges Fédotov.[15] Au risque de proposer un contre-témoignage à la vérité de l’orthodoxie ecclésiale. Le concile pan-orthodoxe prévu en juin 2016 ne pourra pas à cet égard ne pas reconnaître la réalité d’Eglise locale et donc d’autocéphalie de l’Eglise orthodoxe d’Ukraine. C’est ce dont parle de plus en plus nettement aujourd’hui le patriarche œcuménique Bartholomée Ier qui insiste par ailleurs sur la priorité œcuménique de l’Eglise du Christ. L’Eglise de Constantinople est qui plus est l’Eglise mère de l’orthodoxie en Ukraine et n’a jamais reconnu historiquement la prise du siège de Kiev par l’Eglise de Moscou.

3)    La question médiatique

Le troisième thème que soulève nos auteurs, de façon certes polémique, - ce qui ne fait que souligner leur désarroi face à une réalité hautement contradictoire -, est celui, que je définis pour faire court de « médiatique ». Il s’agit en effet de trouver dans la nébuleuse médiatique contemporaine la juste interprétation des événements qui se déroulent en Ukraine depuis 1991 et surtout depuis novembre 2013. Nos auteurs citent une quantité de « faits » qui révèlent selon eux que les médias du monde entier (hormis les médias russes bien sûr) se trompent en présentant la révolution ukrainienne de février 2014 comme une « révolution de la dignité » et la guerre russo-ukrainienne comme la conséquence de l’invasion puis de l’annexion de la Crimée par la Russie le 18 mars 2014.
Les auteurs reprennent à leur compte les poncifs de la propagande russe présentant le peuple ukrainien comme un peuple fasciste ayant collaboré avec Hitler pendant la 2e guerre mondiale, expliquent sans preuves que le massacre d’Odessa du 2 mai 2014 aurait été le fait des autorités ukrainiennes issues de la révolution de Maïdan, parlent de l’agression russe en Ukraine comme étant « mythique », etc... L’énumération de tels « faits » doit être prise ici encore très au sérieux car elle témoigne d’un désir, noble en soi mais irrationnel, de vérité mythologique, et donc de vérité transcendante, éternelle.
Car d’autres « faits », réels eux et bien documentés, ne manquent pas sur la présence de forces russes en Crimée au moment du pseudo référendum dans la presqu’île en mars 2014 ou sur la participation de l’Eglise russe dans l’invasion par la Russie de la Crimée et du Donbass. Vladimir Poutine a du reste lui-même admis très tranquillement en février 2015 qu’il avait planifié en personne l’invasion de la Crimée dès le 20 février 2014. Songeons également à la vidéo montrant le colonel Guirkine accompagnant le patriarche Kirill dès janvier 2014 en Crimée. Rappelons enfin les témoignages nombreux sur le soutien de l’Armée Orthodoxe du Donbass par les évêques du patriarcat de Moscou, au point que le patriarche Kirill et le métropolite Hilarion Alfeyev sont aujourd’hui interdits de séjour en Ukraine. J’ai consacré un livre entier dès mai 2014 à ce sujet pour dénoncer le caractère mensonger de la propagande du Kremlin.[16] Aussi je renvoie nos auteurs à lecture de mon livre en précisant qu’il a été traduit en anglais et se trouve en libre accès sur internet.[17]
Il est vrai que dans certains cas il n’est pas toujours facile de trouver la vérité tant la propagande fait rage. Il faut savoir en effet que le Kremlin consacre chaque année plus de 300 millions de dollars à la seule chaîne de désinformation Russia Today. C’est pourquoi je peux comprendre le trouble des amis sincères de la Russie et de l’Eglise Orthodoxe. Les médias pullulent de demies-vérités qu’il est très difficile de contredire. Cependant, pour ne prendre que le seul exemple du massacre d’Odessa du 2 mai 2014 l’étude attentive des rapports des Nations Unies, du Conseil de l’Europe, de l’Open Dialogue Foundation,[18] voire même le compte rendu détaillé de l’encyclopédie wikipédia révèle que le massacre d’Odessa n’a pas pu être planifié par les nouvelles autorités ukrainiennes arrivées au pouvoir en février 2014.[19] La police d’Odessa coupable de n’être pas intervenue pour séparer les manifestants avait été mise en place par le précédent gouvernement pro-russe de V. Yanoukovytch. Il est fort probable en revanche, comme le montre le reportage filmé réalisé par Ukraine Today,[20] que les 200 blessés graves et les 48 personnes qui ont péri à la suite de l’incendie de la Maison des syndicats ont été victimes d’un attentat planifié par des mercenaires pro-russes et par des citoyens russes, arrêtés à la suite du drame et très vite relâchés par la police locale, avec la complicité du chef de la milice pro-russe d’Odessa, aujourd’hui en fuite.
Ce n’est pas parce que la vérité est complexe qu’il faut tomber dans le relativisme, le scepticisme, ou le manichéisme. La vérité est une. Bien qu’elle ne soit pas contraignante, bien qu’elle réclame l’effort d’adhésion de chacun, elle est toute puissante. Mais il faut que le logos, la vérité historique, l’approche critique, équilibre le muthos, la vérité morale, l’approche mémorielle. Ainsi par exemple il est bien vrai que les Ukrainiens de l’Ouest ont pris parti massivement en faveur des armées hitlériennes entre 1941 et 1942. Mais ce fut en raison du fait que l’occupation soviétique avait été extrêmement violente contre eux entre 1939 et 1941. Comme l’a montré avec force détails Tymothy Snyder ce sont ces mêmes Ukrainiens qui ont combattu le plus en Europe contre les deux totalitarismes entre 1942 et 1945 et qui ont connu le plus de victimes de la part des régimes nazi et communiste. On oublie souvent de rappeler que ce sont des Ukrainiens qui ont les premiers délivré les prisonniers du camp d’extermination d’Auschwitz Birkenau.
C’est la raison pour laquelle, pour ma part, je ne peux que me réjouir que le Parlement ukrainien ait, à la suite des autres pays d’Europe centrale, voté la condamnation des régimes totalitaires du communisme et du nazisme en mai 2015.[21] C’est en posant des fondements moraux qu’une nation peut se rassembler, guérir les plaies du passé, construire un Etat de droit et se projeter dans l’avenir. C’est ce qu’a fait l’Allemagne de l’Ouest après 1945 par une critique très nette de l’idéologie nazie, par un repentir appuyé, et par une dénazification conséquente de ses structures étatiques, économiques, morales et intellectuelles.
Il est à cet égard fort regrettable que l’Etat russe, loin de condamner le passé communiste, ne pense aujourd’hui qu’à le réhabiliter comme en témoignent les nouveaux manuels d’histoire diffusés dans les écoles de Russie. On peut en dire autant de l’Eglise russe qui n’a pas tiré les conséquences de sa condamnation, au début des années 1990, du régime de collaboration avec les autorités soviétiques à partir de 1927. Bien au contraire le patriarche Kirill distribue, en pleine invasion de l’Ukraine par la Russie, des décorations honorifiques aux principaux propagandistes du régime néo-soviétique du président Poutine (V. Ziouganov ou V. Kisselev). Son bras droit, en charge des relations Eglise et société en Russie, le père V. Chaplin, multiplie les déclarations nostalgiques à l’égard du passé soviétique comme si V. Chalamov, M. Heller, E. Guinzbourg, S. Alexeevitch et A. Soljénytsine n’avaient jamais rien écrit sur la machine et les rouages du totalitarisme soviétique. Malgré les témoignages accablants sur la pression exercée par Staline sur le patriarche Alexis en 1945 pour éliminer l’Eglise grecque catholique,[22] l’Eglise russe, y compris ses représentants les plus instruits comme le métropolite Hilarion Alfeyev, continue aujourd’hui à nier son implication dans le rattachement forcé de cette Eglise au pseudo synode de Lviv de mars 1946. L’irresponsabilité de cette attitude est à la mesure de la vague d’anti-cléricalisme qui monte aujourd’hui en Russie. On sait en effet que moins de 1% de la population à Moscou se rend aux grandes fêtes à l’église…

Bien entendu cette capacité à se mentir en se jetant dans les bras de la propagande russe serait impossible si le « cœur-intelligence » de ces défenseurs de l’orthodoxie russe était purifié en profondeur. C’est la raison pour laquelle les véritables responsables du succès de la propagande russe ne se trouvent pas dans les usines à trollers qui inondent le monde depuis la Russie de contre-vérités mais dans la vision du monde qui gît au plus profond de chacun d’entre nous. Il est bien clair pour moi que la philosophie sécularisée qui imprègne la plupart des médias occidentaux n’est pas la panacée. Mais elle a le mérite toutefois par rapport à la philosophie des médias néo-soviétiques de défendre la liberté d’opinion de chacun qu’il soit pro-russe ou pro-ukrainien, homosexuel ou hétérosexuel. Le lynchage médiatique dont sont victimes les citoyens russes hostiles à la guerre en Ukraine, traités systématiquement de 5e colonne ou d’agents de l’étranger, sans cesse menacés physiquement ou par des tribunaux à la botte du pouvoir, est à cet égard extrêmement grave. Il a abouti en particulier à l’assassinat de Boris Nemtsov le 28 février 2015.

Conclusion
Il faut donc pour conclure recommander, avec infiniment de respect et d’humilité, aux amis orthodoxes de l’Eglise russe de commencer par reconnaître l’évidence : L’Eglise russe traverse une crise très profonde. Il est inutile de chercher des boucs-émissaires, et encore moins parmi les amis sincères et désolés de la crise que vit l’orthodoxie tels que le professeur Weigel. Il serait plus constructif d’écouter le professeur russe orthodoxe André Zoubov, licencié en 2014 de son poste d’enseignement au MGUIMO, le prestigieux institut d’études politiques de Moscou, en raison de sa dénonciation publique de l’annexion de la Crimée. Ce dernier considère que l’Eglise russe depuis qu’elle a perdu sa liberté sous Pierre le Grand, et qu’elle a été par la suite forcée d’accepter les décisions les plus iniques du régime tsariste puis (après une brève période de rétablissement entre 1917 et 1921) soviétique, porte une grande part de la responsabilité de la crise profonde que traverse aujourd’hui la nation russe.
Cette crise, je l’ai expliqué ailleurs,[23] touche également plus largement aujourd’hui, après des siècles de crise anti-moderne, l’ensemble de l’Eglise Orthodoxe. Mais cette crise, c’est la bonne nouvelle, n’est pas inéluctable. Comme le disait le père Alexandre Men, le « christianisme ne fait que commencer ». Il suffirait que quelques représentants de l’Eglise Orthodoxe, dignes de ce nom, acceptent de reconnaître les fautes du passé, de se repentir sincèrement, de retrouver la polyphonie sémantique de la notion même d’orthodoxie (c'est-à-dire de gouvernail de la foi-vérité) pour que l’horizon de l’estime réciproque entre chrétiens s’ouvre à nouveau. Tous pourraient alors travailler en profondeur au renouveau esquissé par l’Eglise orthodoxe dans l’émigration (et notamment par les grandes figures de l’Ecole de Paris et de St Vladimir) de la réconciliation intra-orthodoxe et œcuménique. Au-delà des polémiques stériles, tous pourraient alors se consacrer, Russes et non Russes, au seul but qui vaille: la construction sur terre d’une société juste, paisible, fraternelle et hospitalière.










[3] On se souvient en particulier de la stupeur des évêques catholiques réunis en synode sur la famille au mois d’octobre 2014 et qui avaient eu la délicatesse d’inviter le métropolite orthodoxe Hilarion Alfeyev par souci d’unité œcuménique entendre ce dernier se répandre en accusations mensongères sur l’Eglise grecque catholique ukrainienne. Cette attitude fut à l’origine de la réponse de George Weigel.
[5] A. Arjakovsky, « Le règne controversé de l’orthodoxie russe », Le livre noir de la condition des chrétiens dans le monde, Paris, XO éditions, 2014, pp. 696-703.
[6] De même les discussions sur internet opposant la modestie du train de vie du pape François à la fortune personnelle du patriarche Kirill sont bien connues (affaire de l’appartement du patriarche sur la Naberejna à Moscou, etc…)
[8] Sans vouloir donner de leçons à personne, il se trouve que j’ai vécu de longues années en Russie, en Ukraine et en Occident. Je souhaite donc simplement partager le fruit de mon expérience acquise dans l’étude et dans la pratique sur le terrain.
[9] On peut également pour en savoir plus sur la crise du patriarcat de Moscou lire les chroniques du diacre Kouraev sur la puissance du lobby des évêques homosexuels et les scandales à répétition de pédophilie…
[10] G. Fedotov, Svyatye drevnie Rusi, M., Moskovski Rabotchi, 1990 (1931). ; A. Schmemann, Le chemin historique de l’orthodoxie, Paris, YMCA, 1958.
[11] Ce qu’il faudrait bien entendu discuter ou pour le moins nuancer et placer en perspective car le degré de violence sociale en France par exemple est infiniment moindre qu’en Russie.
[12] B. Lourié, Russkoie pravoslavie mejdu Kievom i Moskvoi, M, Tri kvadrata, 2010.
[13] M. Tchubaty, Istoria Khristianstva na Russi-Ukrainy, Vol II Pars 1, Rome, Neo Eboraci, 1976.
[14] Joseph Gill, The council of Florence, Cambridge, Cambridge Univ Press, 1959.
[15] G. Fedotov, « Sud’ba imperii », Novij Zurnal, NY, 1947.
[22] A. Arjakovsky « Les mémoires du pseudo-synode » de Lvov/Lviv », En attendant le concile de l’Eglise Orthodoxe, Paris, Cerf, 2013, pp. 489-500.
[23] A. Arjakovsky, Qu’est-ce que l’orthodoxie ?, Paris, Gallimard, 2013.